Santé: la tour de babel
Je crois utile de reproduire l’essentiel de mon article du 27 mars 2010. Les propos du ministre Bachand (Finance) et du ministre Bolduc (Santé) sont d’une telle candeur que j’aimerais rappeler à nos nouveaux lecteurs, l’analyse que nous faisions plus tôt ce printemps et la proposition de l’ISG découlant d’une obligation de Saine Gestion
Pour nos lecteurs internationaux qui sont de plus en plus nombreux, je vous replace un peu dans le contexte. M. Bachand annonçait plus tôt ce printemps dans son budget, une réduction des dépenses de l’État québécois pour permettre une diminution du déficit appréhendé. Ce budget faisant porter aux contribuables et payeurs de taxes une charge importante, jugée inéquitable par plusieurs. Le ministre assurait que l’état allait cependant supporter 62% des efforts communs de réduction par des contractions dans tous les ministères.
Utopie, c’était sans compter sur la présence de la BUREAUCRATIE résiliente, pour ne pas dire paralysante.
Mais personne ne nous écoute ! Probablement comme vous, chers lecteurs du monde entier.
En mars 2010, j’écrivais :
Nous le savions déjà. Pourtant, il fallait un bien gentil député courageux, monsieur Bonardel, pour extraire de la paperasse gouvernementale les organigrammes qui décrivent les méandres du pouvoir de la plus grosse structure de la fonction publique du gouvernement du Québec : le réseau de la Santé. On fait semblant, mais on le savait. Ça s’appelle le phénomène bureaucratique. Cela fait longtemps que tous les étudiants en gestion, en sciences politiques et en droit étudient ce phénomène avec des auteurs aussi connus que Crozier (1) et Etzioni (2), qui ont largement tapissé notre imaginaire et nos bibliothèques.
De toutes les organisations créées par l’homme, tous systèmes politiques confondus, celle qui a la plus grande capacité de survie, ce qui est maintenant convenu d’appeler la résilience, est sans contredit la bureaucratie… gouvernementale, même au détriment de sa mission. Cette bibitte a son propre langage de gestion, ces propres règles éthiques et est capable de se régénérer, d’augmenter ses effectifs décisionnels et surtout de faire face à n’importe quel pouvoir démocratique externe qui pourrait remettre en question sa continuité. Ajoutons un peu d’aide syndicale et politique et la machine devient complètement débridée.
Individuellement, je crois que les fonctionnaires sont des professionnels honnêtes qui, en général, ont à cœur de servir la population et d’accomplir leurs tâches. Le problème est lorsqu’ils œuvrent collectivement dans un système dans lequel ils ne voient ni les intrants ni la finalité de leurs tâches. Ils se perdent dans une machine infernale qu’ils ne contrôlent plus eux-mêmes, où plus personne ne veut prendre de décisions et encore moins la responsabilité des dérapages et des erreurs qui entraînent parfois des conséquences fatales pour la santé de la population. Mot d’ordre : survivre jusqu’à sa pension dans l’infernale machine.
La référence biblique à la construction de la tour de Babel révèle les efforts insensés des hommes voulant atteindre le ciel (royaume de Dieu), et qui fut anéantie par suite de l’incapacité de communiquer entre eux, causée par la confusion des langues.
Comment peut-on imaginer, par exemple, qu’une décision puisse être prise par six personnes de six niveaux d’autorités et de six champs de compétence différents, et qu’aucune action ne peut être entreprise sans l’évaluation, l’analyse de l’impact, le consentement, l’approbation, le contrôle de tout ce personnel en moins de 24 ou 48 heures alors que tous les décideurs sont au même grade administratif et qu’aucun n’a d’autorité finale sur les autres. Ajoutons un peu d’humaineries des gestionnaires, une langue administrative que personne ne comprend et une intervention politique et cela ressemblera franchement et bientôt à la tour de Babel. La bureaucratie survivra mais la tour tombera ! Remarquez que le CHUM n’est encore qu’au stade des plans et devis, pour la troisième fois.
Qui se fera HARA KIRI ? Cela prend beaucoup de courage pour reconnaître que l’unité administrative à laquelle nous appartenons a un rôle qui est devenu inutile ou superflu compte tenu du contexte socio-économique. Que le travail dans une fonction, dit de conseil interne, ne sert dans les faits qu’à remplir les tablettes pour une éventuelle consultation. Que certains départements n’ont que pour fonction d’étudier et de compiler des données sur la gestion du personnel et la satisfaction et qualité de vie des cadres. Quarante-huit heures de resourcement en silence pour des cadres. Suite aux récentes révélations des médias concernant des cours de silence pour les cadres de la Santé, certains suggèrent d’envoyer ces cadres surmenés pendant 48 heures dans une urgence d’hôpital pour aider les infirmières. Le silence se fera de lui-même lors du retour au travail.
Dans le réseau de la Santé, certaines sources journalistiques avancent que la proportion du personnel administratif par rapport aux employés sur le terrain est de 3 pour 1. N’ayez aucune illusion, personne de l’extérieur du réseau n’aura jamais raison sur la logique de justification administrative et sur la puissance d’obstruction potentielle de la bureaucratie, fut-il premier ministre !
Le cœur du problème n’est pas éthique, ni idéologique, ni politique de droite ou de gauche, il est bureaucratique. Évidemment depuis 50 ans, le modèle de fonctionnement, la relation d’autorité, le contrepoids des syndicats, l’isolement de l’individu, les procédures de contrôle et la notion de responsabilité ont diamétralement évolué, voire complètement changé dans la culture managériale de la fonction publique québécoise et canadienne.
Mais une chose n’a pas changé : l’expression de la nature humaine dans un groupe d’individus anonyme. Plus il est vaste, plus l’anarchie s’installe. Malgré les meilleures intentions du monde, bien des individus, patrons, directeurs, sous-ministres et ministres se seront plus d’une fois cassé les dents. Il faut choisir ses batailles comme dit un vieil adage.
Peut-on malgré tout amener du changement et inoculer un peu plus de Saine Gestion dans la fonction publique ?
En 1962, Michel Crosier écrivait (3) « pour qu’il y ait changement réel, pour que la bureaucratie disparaisse ou au moins s’atténue, il faut donc que les hommes acquièrent des capacités nouvelles : capacités individuelles de faire face aux tensions, capacité collective d’organiser et de maintenir des jeux (note : comprendre jeux de rôle) fondés sur peu d’échanges et moyens de défense »
Le cadre de Saine Gestion que propose l’ISG offre un modèle de gestion qui pourrait largement s’adapter à des structures complexes, à des délégations de pouvoir, à du contrôle et de la vérification générale, à une obligation de résultat, et à une reddition de comptes de la part des professionnels dirigeants de ce réseau de la Santé.
La Saine Gestion ne consiste pas uniquement en une application du principe de Transparence comme plusieurs semblent vouloir s’y limiter. En matière de Saine Gestion, il y a six principes qui doivent se côtoyer régulièrement à travers les actes administratifs posés, sans qu’aucun principe ne soit invoqué au détriment des autres.
Implanter un CDSG à la Santé.
Implanter un CDSG (cadre de saine gestion) dans le réseau de la santé est une tâche colossale mais loin d’être impossible.
Selon l’expérience acquise au cours des 20 dernières années, l’ISG recommanderait une approche non coercitive. Pour avoir formé des gens de la fonction publique et de la vérification générale à la fin des années 1990, nous savons pertinemment que l’approche Saine Gestion touche profondément les habitudes, les mentalités, les valeurs touchant les processus de gestion et son vocabulaire. Elle frappe de plein fouet l’inertie bureaucratique, mais ne frappe pas tout le fonctionnement opérationnel. Il serait faux et injuste de laisser croire que tout l’appareil gouvernemental est dysfonctionnel.
Saine Gestion est surtout un modèle qui, par l’effet visuel de sa matrice articulée autour de ses 41 cases, rend extrêmement efficace le diagnostic organisationnel et la façon de le corriger. Saine Gestion est d’abord un grand classeur qui applique une logique et répartit aisément ce qui est conforme de ce qui ne l’est pas par rapport aux Principes de Saine Gestion Généralement Reconnus de l’OAAQ.
L’adhésion honnête de tous les gestionnaires est fondamentale.
On comprendra rapidement que tous ceux qui pourraient se sentir menacés appliqueront de façon plus ou moins active les freins. Nous croyons que la meilleure façon d’implanter un changement important est de créer un mouvement interne qui suscitera l’intérêt et la motivation autour de la valorisation du métier de gestionnaire par l’approche Saine Gestion. Pour avoir formé aussi des cadres et des hauts fonctionnaires de l’État, je puis vous dire qu’individuellement Saine Gestion est une approche séduisante et valorisante sous la condition sine qua non que toute la machine suive.
Court terme
Première étape : Choix d’unités administratives volontaires :
Ministères, agences du réseau, hôpitaux, CLSC, etc.
Seconde étape : Formation rigoureuse
Le changement doit trouver sa source de motivation interne, autant par la base que par les plus hauts niveaux. La Saine Gestion ne s’implante pas par la force. Indiscutablement, cela prend un vaste plan de formation, d’abord les cadres et la haute direction, puis toutes les fonctions décisionnelles. Malheureusement Saine Gestion ça ne s’apprend pas en 2 heures mais plutôt en 30 heures pour un premier niveau. Un second niveau de maîtrise de l’approche prendra 45 heures de plus !
Par exemple, de concert avec les regroupements régionaux des CPE, le cabinet Deveaux Brault a développé une formation simplifiée de 3 jours pour les DG de CPE. Ces CPE ont par la suite amorcé l’implantation de CDSG dans plus de 300 de ces organismes. D’autres firmes à Québec et dans l’Outaouais, membres de l’ISG sont capables d’agir de même.
Troisième étape : Autodiagnostic
Le modèle de Saine Gestion se prête très bien à un questionnaire orienté pour répondre aux 41 cases. Une autoévaluation accompagnée de professionnels sera alors non compromettante et jettera les bases des actions à prendre pour l’intégration des valeurs de Saine Gestion au cadre général du réseau de la Santé.
Moyen terme
Quatrième étape : Consolidation des éléments non conformes
C’est-à-dire classer les politiques et les règles de gouvernance existantes dans la grille du CDSG et observer ce qui manque, puis les combler. Un exercice expérimental du même type a été fait de concert avec un ministère du gouvernement canadien en rapport avec les règles du Conseil du trésor.
Moyen ou long terme
Cinquième étape : UNIFORMISATION DU CDSG avec toutes les politiques et programmes gouvernementaux.
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(1) CROZIER Michel, Le phénomène bureaucratique. Éditions du Seuil, Paris 1963, p.11
(2) Etzioni Amitai, Les organisation modernes. Éditions J.Duculot, Gembloux 1971.
(3) CROZIER Michel, opcit p.11
Bernard Brault, F. Adm.A, FCMC, est consultant expert en Gouvernance, en éthique managériale® et en Saine Gestion. Auteur des livres Exercer la saine gestion, Fondements, pratique et audit, et Le cadre de Saine Gestion, un modèle de gouvernance intégré, publiés aux éditions CCH.